De la nécessité d'un regard critique sur le métavers...
Par Alain Goudey, Directeur Général Adjoint - Digital, NEOMA Business School
1. Métavers ou metaverse : je me souviens du futur…
Qu’on l’écrive à la française ou à l’anglaise, le mot me fait me souvenir du film américain des années 90 « Le Cobaye » (The Lawnmower Man), réalisé par Brett Leonard, où un homme simple d’esprit fait l’objet d’une expérience scientifique basée sur la réalité virtuelle. Son intelligence se développe alors de manière extraordinaire, jusqu’à lui conférer des pouvoirs parapsychologiques... Le film était à l’époque très novateur pour son utilisation massive d’images de synthèse.
Nous sommes aujourd’hui en 2022, à l’ère du numérique exacerbé. Il ne se passe plus une seule journée sans entendre parler du #Métavers ou du #Metaverse. Chaque jour des entreprises du monde entier se positionnent sur le Métavers, que cela soit dans le monde de la mode, du luxe, de l’immobilier, du sport, de la finance, et évidemment des GAMAM avec en tête de ligne la société de M. Zuckerberg, META (feu Facebook). Zuckerberg décrit le « metaverse » comme le Graal des interactions sociales. D’autres le voit comme un phénomène extrême de déshumanisation de nos sociétés. Tous, en tout cas, ont très bien compris l’immense enjeu économique et social derrière ce concept. Les prévisions préliminaires de McKinsey montrent que le métavers a le potentiel d'atteindre une valeur de 5 000 milliards de dollars d'ici à 2030 ! L'étude montre que le commerce électronique est la plus grande force économique (2 600 milliards de dollars), devant des secteurs tels que l'apprentissage virtuel (270 milliards de dollars), la publicité (206 milliards de dollars) et les jeux (125 milliards de dollars).
Les prévisions préliminaires de McKinsey montrent un potentiel de 5 000 milliards de dollars pour le métavers !
Si on regarde un peu en arrière, ce concept a été décrit pour la première fois dans le roman « Simulacron 3 » de Daniel Galouye, paru en 1968 et mis à l'écran par le très talentueux Rainer Werner Fassbinder en 1973 dans « Le Monde sur le fil ». Le concept de METAVers, de l’anglais Metaverse, contraction de meta universe, a ensuite été repris en 1992 par l’auteur Neal Stephenson dans son roman de science-fiction « Le Samouraï virtuel », un livre devenu culte pour les entrepreneurs de la Silicon Valley. Il s’agit alors d’une interconnexion de mondes virtuels sur le web, lesquels sont perçus dans une réalité augmentée ou virtuelle. Imaginez-vous alors sous la forme d’un avatar à travers un casque virtuel dans lequel vous allez évoluer dans un autre monde, vivre une vie parallèle… dans un monde numérique créé sur mesure. Ce nouveau monde, dans lequel vous pourrez mener des activités quotidiennes virtuelles telles que : participer à des réunions entre collègues, danser en boite de nuit virtuelle ou assister à un concert virtuel de votre artiste préféré, pouvoir se téléporter d’un univers à l’autre sans contrainte physique, instantanément. Mais, le Metavers existe sans doute déjà depuis plusieurs années.
Habitat, The Metaverse, Le Deuxième Monde, Second Life, etc. la vision du métavers existe depuis 1985 dans les faits.
Créé en 1985 et sorti en version beta l'année suivante, le jeu « Habitat » est sans doute le premier environnement multi-joueurs, lancé par Lucas Arts sur Commodore 64, en partenariat avec America Online. Les participants y étaient représentés par des avatars évoluant dans un monde virtuel. En 1993, Steve Jackson Games a lancé un MMO (un système de réalité virtuelle basé sur du texte et à faible consommation de bande passante) appelé « The Metaverse » et intégré à leur système online de BBS Illuminati Online. Plusieurs autres éditeurs de jeux y ont ouvert des commerces virtuels, préfigurant l'engouement commercial et immobilier que connaîtront d'autres logiciels des années 2000. En 1997, Canal+ Multimedia et Cryo (cocorico !) ont proposé « Le Deuxième Monde » comme l'a rappelé récemment Le Monde, un environnement virtuel souvent présenté comme un des précurseurs de « Second Life ». Ce dernier, « Second Life », paru en 2003, est plus communément reconnu comme étant le pionnier d'une plateforme sociale et économique basée sur un système de micropaiement où les utilisateurs avaient la propriété intellectuelle de leurs créations, et étaient libres de construire eux-mêmes leurs espaces et leurs communautés. Aujourd’hui Second Life rassemble autour d’un million de comptes actifs.
Depuis, un bon nombre d’acteurs de la Sillicon Valley se sont déjà implantés sur le secteur du futur du web (le fameux web3), bien avant Zuckerberg… notamment à la société Virbela par exemple, qui nous donne la possibilité d’évoluer dans un univers alternatif pour y mener des conférences, des réunions ou bien encore participer à des cours online en Ecole de Commerce, comme nous le faisons à NEOMA Business School depuis septembre 2020, soit un an avant les annonces de Meta. Les contraintes liées à la crise sanitaire mondiale, ont considérablement accéléré et transformé les méthodes, outils et conditions d’apprentissage… pour donner naissance à une pédagogie hybride sous forme d’avatars.
2. La pédagogie dans le métavers : premiers retours d'expérience
NEOMA a ouvert un bâtiment équivalent à 15 000 m² dans l'univers persistant et 3D de Virbela pour accueillir près de 10 000 personnes (étudiants, professeurs et staffs), 24h/24 et 7j/7 dans ce qui est son quatrième campus. Après Reims, Rouen et Paris, il y a ce campus virtuel depuis septembre 2020 (voir la vidéo).
Avec cette expérience de campus virtuel persistant nous y sommes déjà finalement un peu dans le metavers car il est possible de vivre l’expérience "à plat" ou sous casque de réalité virtuelle. Toutefois, nous n’avons pas opté pour ce second choix par souci d’inclusivité numérique : tous nos étudiants doivent pouvoir accéder aux outils numériques de l'Ecole. Mais alors, quel est l’intérêt de cette approche de la pédagogie avec des avatars ?
Extended self et embodied cognition permettent d'expliquer l'effet d'hybridation efficace du métavers (même sans l'effet immersif de la réalité virtuelle)
Il y a évidemment un effet wahou qui crée une stimulation positive (par les émotions) à l’apprentissage, mais ce n’est vraiment pas là l’essentiel. La vision que nous avons eue concernant la pédagogie basée sur les avatars reposaient sur deux théories : l’extended self et l’embodied cognition. L’extended self (ou soi étendu) explique qu’en matière de numérique, le smartphone ou l’ordinateur, mais aussi l’avatar sont une sorte de prolongement de soi : comme nous personnalisons ces objets, ils sont un peu une sorte de nous numérique. L’embodied cognition indique que les cognitions, y compris celles de haut niveau comme l’abstraction ou le langage (et donc l’apprentissage) sont de nature sensori-motrices. Cela signifie qu’il est peut être plus efficace d’apprendre sous forme d’avatar 3D dans un monde 3D (même virtuel) qu’en 2D à travers son écran et sa webcam au cours d’une session de visioconférence !
Ce point est important car notamment nous n’avons pas repéré l’équivalent de la « Zoom fatigue » dans le campus virtuel, même après des sessions de 3h de cours ! Notre hypothèse est que l’avatar gère la représentation de l’individu dans le monde 3D et l’humain n’a donc plus à surveiller sa posture, son attitude et plus globalement l’image qu’il donne de lui à travers la webcam au cours d’une visio. Par ailleurs, l'étudiant se concentre finalement presque uniquement sur la voix du Professeur (et ses slides s'il y en a)... comme en vrai dans la salle de classe !
L’avantage aussi du campus virtuel est qu’il permet de créer, une unité de lieu, de temps et d’action autour de l’action pédagogique. Ainsi, les groupes classe se retrouvent « comme en vrai » dans un environnement avec des interactions possibles, des rencontres fortuites et non planifiées, etc. comme sur un campus finalement. Cette approche permet de créer un sentiment d’appartenance au groupe classe et plus globalement à l’Ecole toute entière car nous emmenons littéralement un campus NEOMA au domicile de nos étudiants avec cette technologie.
Le métavers ne remplacera pas les campus réels car ce n'est pas un substitut mais un complément.
En 2 ans, et en dépit des confinements ou autres restrictions de jauges d’accueil, nous avons rassemblé des milliers de personnes dans le campus virtuel. Que ce soit pour participer à des sessions de cours isolées, des séminaires entiers, des examens, des soutenances orales, des conférences, des jeux de rôle ou des événements internationaux pour les aspects pédagogiques, mais aussi pour favoriser du team building, des réunions d’équipe, des réunions inter service, des sessions de créativité, des prises de parole de notre Direction Générale, pour les aspects plus administratifs de l’Ecole ou encore animer des ateliers bien-être, proposer des expositions photo ou encore des concerts pour la dimension plus associative et « vie de campus », les avantages d’une telle technologie sont indéniables.
Même dans le retour à la normale sur nos campus nous continuons régulièrement de rassembler virtuellement et autant que de besoin nos milliers d’étudiants distants dans cette unité de lieu, de temps et d’action au sein du campus virtuel persistant. Cette technologie ne vise pas à remplacer les campus traditionnels mais à proposer d'autres modes de travail, d'échange, de collaboration et de rencontre. Sa valeur est indéniable dans de nombreux cas, mais cela n'a aucun sens de vouloir tout faire à travers cette technologie, d'autant qu'il reste tout de même de nombreuses questions à traiter.
3. Les questions soulevées par le metaverse ?
En effet, il subsiste de nombreuses questions liées au metavers avant d’envisager son déploiement massif dans toutes les strates de la société. Les futurs décideurs ou utilisateurs doivent les avoir en tête et c’est pour cela que nous mettons en œuvre ces technologies : permettre un diagnostic critique, par la pratique réelle de ce type d’innovation.
Dans les principaux points d’interrogation, il y a :
- Le fait de distinguer le réel et la réalité. Que nous prenions cet aspect dans Matrix ou dans l’allégorie de la Caverne de Platon, chaque individu construit sa réalité à partir de ce qu’il vit, voit, ressent par les sens. Le métavers va donner à voir et ressentir des choses possiblement différentes à l’infini et individualisées à l’extrême… la réalité s’individualisant, elle s’éloignera possiblement fortement de ce qui est réel.
- La capacité réelle de notre cerveau à absorber autant de stimulation : on le voit déjà aujourd’hui les applications numériques hyper stimulantes ont des effets délétères dans le cadre d’une utilisation irraisonnée. Là aussi, il est utile de se questionner sur le bon niveau d’utilisation de ces outils. Par exemple, à ce jour il reste particulièrement inconfortable (voire néfaste) de porter un casque de réalité virtuelle (qui nous coupe complètement de l’environnement « réel ») sur des durées trop longues. Sans même parler de l’acceptation de cette technologie qui souffre encore dans de très nombreux cas de cinéthose (s’approchant du mal des transports).
- L’encadrement et la réglementation : les questions d’encadrement notamment de ce nouveau support fondé sur des interactions virtuelles, bien plus riches et immersives mais aussi fondamentalement plus anonymes (enfin en l’état actuel des choses). Il semble pour le moment exister peu de mesures en place pour empêcher les mauvais comportements. Toutefois dans le cadre de cours, il est important de réfléchir et repenser l’expérience pour s’adapter, de fixer des règles du jeu, de bonnes pratiques, etc. A grande échelle, cela revient à se poser les questions autour des aspects commerciaux, des comportements possiblement délictueux, de la manipulation des personnes sensibles qui peut être faite, etc. Une technologie n’est ni bonne ni mauvaise en soi… tout dépend de l’usage qui en est fait. Il est probable ici que l’usage ait à être régulé sous une forme ou une autre.
- La stimulation physique et l’attrait de la vraie vie : cette technologie déployée à l’extrême vient soulever la nécessité de la stimulation physique et de l’attrait pour la vraie vie. Il est aisé d’imaginer qu’un usage déviant de la technologie serait de ne se réfugier que dans le métavers pour échapper à la vie réelle. Que deviendrait également notre corps physique qui sera, pour le coup, moins sollicité que notre esprit ? Deviendrons-nous tous des Metahumains ? Est-ce un futur réellement souhaitable ?
- La captation des données et son usage: les mouvements, les zones chaudes du regard, les comportements "in situ", les réactions émotionnelles, etc. De nombreuses données peuvent être rassemblées à travers les technologies du métavers. La question de l'usage de ces données est d'autant plus centrale que ces données sont très intrusives.
- La dimension énergétique : afficher un monde persistant en 3D n'est pas neutre et nécessite d'autant plus de puissance que le monde sera vaste, riche graphiquement, etc. Compte tenu des enjeux climatiques et énergétiques, la question de la valeur ajoutée du métavers est elle aussi très centrale.
- L'interopérabilité des plateformes : actuellement des milliers de metaverse sont en train d'émerger, ce qui signifie créer autant d'avatars pour le moment. Ce n'est pas gérable, surtout si l'objectif est de créer une économie (qui plus est décentralisée). C'est l'enjeu technique majeur du moment.
- Les enjeux géopolitiques : derrière la technologie, la géopolitique est omniprésente. Les métavers chinois et américains seront-ils réellement interopérables ? Le monde aujourd'hui a-t-il encore réellement la capacité de faire émerger des standards technologiques internationaux ? Ma conviction ici est que l'Europe doit prendre pied dans les technologies du web3 afin d'éviter d'accroître encore un peu plus sa dépendance numérique... cela fait sens d'avoir un ou des métavers européens, respectueux de la vie privée, tout en permettant une expérience riche.
La technologie du métavers n’est pas du tout neutre et porter un regard critique, éclairé, mais non aveuglé par la promesse technologique nous semble urgent. C’est pour cela que nous permettons à nos étudiants de les utiliser dans le cadre de pédagogies innovantes, actives et expérientielles. C’est pour les préparer à un monde futur et à leur métier futur où cette technologie prendra sa place et qui n’est pour autant plus si lointain que ça !
Cette tribune a été initialement publiée sur LinkedIn, et nous la reproduisons ici avec l'autorisation de l'auteur.